La plaie des ménages
Bonne nouvelle: la plaie des ménages est désormais assurée.
Jusque là, le couple normal s’occupait comme il pouvait: ayant, un soir d’hiver, allumé un feu dans la cheminée, tel travaillait au piano une fugue de Bach et tel autre se chauffait devant les flammes en dégustant
un roman de Ramuz. Ou alors les deux lisaient, ou peignaient, ou jouaient ensemble. Les soirs de noire fatigue, ils se laissaient même aller à s’avachir devant un écran.
Bref, chez eux, les gens s’ennuyaient. C’est pourquoi on a inventé le démarchage téléphonique.
Peu
importe le jour, et à toute heure de ce jour, et de préférence le soir, lorsqu’on s’assomme d’un brin de culture ou de quelque partage amical, un gentil animateur – la voix perchée et le ton niais –
vous arrache à vos occupations subalternes, vous annonçant que vous avez gagné un cadeau, vous informant qu’il vous reste quelques heures pour changer de caisse maladie, vous prêchant l’évangile du bien être
et les bienfaits de la lotion machin ou alors vous assurant qu’il n’a rien à vendre mais simplement quelque statistique – fédérale s’il-vous plaît – à compléter.
Cela commence généralement par un plaisant: « Bonsoir Madame, comment allez-vous? » Du coup, je transpose ma voix à la tierce inférieure pour
bien faire comprendre qu’il y a erreur sur la personne. Qui corrige: « Excusez-moi, Monsieur, comment allez-vous? »
C’est beau, tout
de même, qu’un parfait inconnu se préoccupe ainsi de ma santé. Voilà qui redonne espoir en la nature humaine.
Hier, par exemple…
je travaillais précisément à une fugue de Bach. Une douce voix féminine m’interpelle: « Bonsoir Monsieur, comment allez-vous? » – Pas le temps de répondre – « Puis-je vous
poser une petite question? » – Pas le temps de répondre – « Comment vous rasez-vous, avec une lame ou avec un appareil électrique? » Soucieux d’élémentaire politesse et avec la
déférence due aux dames, je m’efforce de manifester à mon tour l’intérêt que je porte à mon interlocutrice: « Et vous Madame, comment vous rasez-vous… lorsque vous n’êtes pas
occupée à raser les autres? »
Et voilà que l’impétrante me raccroche au nez. Dommage, on commençait enfin à
s’amuser.
Je propose une loi pour régler le délit d’intrusion dans l’ennui des ménages: toute personne convaincue de démarchage
devrait être enfermée dans une chambre dûment verouillée où il n’y aurait, pour seule distraction, qu’un appareil téléphonique. Le condamné saurait qu’un appel lui fournira le code de
la porte de sa geôle. Il répondra donc nécessairement à toutes les sollicitations, la majorité d’entre elles commençant par l’inévitable « Bonjour Monsieur, comment allez-vous? »
et se poursuivant par quelque alléchante proposition. Les juristes consultés considèrent que l’on pourrait aller jusqu’à une trentaine d’appels avant le message libérateur, sans que la Commission Européenne
des Droit de l’Homme n’y trouve à redire.
Ce qui prouve que la répression est inutile et qu’il convient de favoriser les mesures vraiment
éducatives.
Et c’est ainsi que nos mornes soirées, tissées d’assommantes occupations culturelles ou de dialogues entre amis, se dérouleront
sans anicroche, tristement privées de l’irruption consolante d’une voix venue de nulle part et promettant la face cachée de la lune, made in China.
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